11
Assis dans le fauteuil de son salon, Monk fixait le plafond. La pluie avait cessé ; l’air était doux et moite, mais il était transi de froid.
Pourquoi ?
Pourquoi ? C’était aussi inconcevablement insensé qu’un cauchemar, et aussi inextricablement, impitoyablement inéluctable.
Il était allé chez Grey ce soir-là et reparti avec une telle hâte qu’il avait oublié sa canne dans le porte-parapluies. Le cocher l’avait pris dans Doughty Street et, quelques kilomètres plus loin, survint l’accident qui lui coûta la vie et priva Monk de mémoire.
Mais pourquoi aurait-il tué Grey ? Comment l’avait-il connu ? Ce n’était pas chez les Latterly : Imogen avait été claire là-dessus. A aucun moment, leurs chemins n’auraient pu se croiser. Si Grey avait été mêlé à une affaire criminelle, Runcorn l’aurait su, et il en aurait retrouvé la mention dans ses propres papiers.
Alors pourquoi ? Pourquoi l’avoir tué ? On ne suivait pas quelqu’un, un parfait inconnu, chez lui pour le frapper à mort à coups de bâton sans raison apparente. A moins d’être fou ?
Était-ce possible qu’il fût… atteint de folie ? Que son cerveau eût été endommagé bien avant l’accident ? Il avait oublié ce qui s’était passé car c’était un autre lui-même qui avait commis ce crime odieux, cet autre dont sa personnalité présente ignorait les actes, comme elle ignorait ses besoins et ses pulsions, voire même jusqu’à son existence ? Et ce sentiment, inexorable, dévorant, passionné… cet effroyable sentiment de haine. Était-ce possible ?
Il devait réfléchir. C’était le seul moyen de comprendre, de revenir à la raison et au monde rationnel, d’analyser les faits point par point… seulement, il n’arrivait pas à y croire. Mais quel homme intelligent et ambitieux accepterait de croire qu’il était fou ? Cette pensée-là aussi méritait réflexion.
Les minutes s’égrenaient, se transformaient en heures qui s’étiraient jusque tard dans la nuit. Au début, il arpenta la pièce, puis, lorsqu’il eut mal aux jambes, il se laissa retomber dans le fauteuil et y demeura immobile, les mains et les pieds engourdis par le froid jusqu’à perdre toute sensibilité, et pourtant, le cauchemar était toujours là, aussi réel et aussi aberrant. Il eut beau se torturer, rassembler les moindres fragments de souvenirs, se redire tout ce qu’il savait depuis les bancs de l’école, Joscelin Grey n’apparaissait nulle part ; il ne voyait même pas son visage. Il n’y avait pas de mobile, pas de lien, aucune trace de colère, de jalousie, de haine, de peur… rien que les preuves. Il était allé là-bas ; il avait dû monter pendant que Grimwade avait laissé son poste pour conduire Bartholomew Stubbs chez Yeats, puis vaquer à quelque autre occupation.
Il était resté chez Joscelin Grey durant trois quarts d’heure. Le voyant sortir, Grimwade l’avait pris pour Stubbs, alors qu’en réalité, Monk avait dû croiser Stubbs dans l’escalier au moment de son arrivée. Grimwade avait bien dit qu’en partant, l’homme lui avait paru plus grand, plus costaud, et qu’il avait notamment été frappé par ses yeux. Monk se rappela les yeux entrevus dans le miroir de sa chambre à son retour de l’hôpital. Ils étaient saisissants, en effet : d’un gris clair et égal, pénétrants, quasi hypnotiques. Mais à l’époque, il y avait cherché le reflet de son âme, une résurgence de sa mémoire… leur couleur lui importait peu. Il n’avait pas fait le rapprochement entre son grave regard de policier et celui de l’inconnu de l’autre soir… pas plus que Grimwade.
Qu’il fût allé chez Grey, c’était incontestable. Mais il ne l’avait pas suivi ; il s’y était rendu plus tard, par ses propres moyens, sachant où le trouver. Il connaissait donc Grey et l’endroit où il habitait. Mais pourquoi ? Pourquoi, au nom du ciel, le haïssait-il au point d’avoir perdu la raison, oublié tout son entraînement, ses principes d’adulte, et de l’avoir frappé à mort, d’avoir continué à frapper alors que même un dément se serait rendu compte qu’il malmenait un cadavre ?
Il avait déjà connu la peur, la peur de la mer lorsqu’il était enfant. Vaguement, il se souvenait de sa force colossale quand l’abîme s’ouvrait pour engloutir hommes, bateaux, jusqu’au rivage lui-même. Il entendait encore ses rugissements comme un écho de son enfance.
Plus tard, il avait dû connaître la peur dans les rues sombres de Londres, dans les taudis des quartiers pauvres ; encore maintenant, le souvenir de la colère et du désespoir, de la faim et de la lutte sans merci pour la survie lui donnait la chair de poule. Mais il était trop fier et trop ambitieux pour l’admettre. Jamais il n’avait reculé devant le danger.
Mais comment affronter les ténèbres, la monstruosité au-dedans de son propre cerveau, de sa propre âme ?
Il s’était découvert bien des traits qui lui déplaisaient : l’insensibilité, l’absence de scrupules, l’ambition implacable. Mais tout cela était supportable, et il pouvait toujours s’amender, se corriger… d’ailleurs, il avait déjà commencé.
Seulement pourquoi aurait-il assassiné Joscelin Grey ? Plus il se débattait avec la réponse, moins elle lui semblait claire. Pourquoi s’était-il impliqué à ce point-là ? Il n’y avait rien dans sa vie, aucune relation personnelle qui pût justifier une telle violence.
La simple hypothèse de la folie ne le satisfaisait pas. Il n’avait pas agressé un inconnu dans la rue, il s’était délibérément rendu chez Grey, or même les fous avaient leurs raisons, aussi tordues fussent-elles.
Il lui fallait trouver la réponse… et la trouver avant Runcorn.
Sauf que ce ne serait pas Runcorn. Ce serait Evan.
Son sang se glaça dans ses veines. C’était cela, le pire : l’instant où Evan apprendrait qu’il avait tué Grey, que c’était lui, l’assassin qui leur avait inspiré à tous deux une telle horreur, une telle répulsion de par sa nature bestiale. Pour Evan, il était et resterait une créature d’une autre espèce, pas tout à fait humaine… alors que pour Monk, le mal était non pas un ennemi extérieur à combattre, mais une partie obscure et retorse de lui-même.
Il était temps de dormir ; la pendule sur la cheminée indiquait quatre heures treize. Mais dès le lendemain, il commencerait une autre enquête. Pour sauver sa raison, il devait découvrir pourquoi il avait tué Joscelin Grey, et le découvrir avant Evan.
Il n’était pas prêt à voir Evan lorsqu’il arriva au bureau le lendemain matin… pas prêt, mais de toute façon, il ne le serait jamais.
– Bonjour, monsieur, fit Evan gaiement.
Monk répondit, mais en tournant la tête afin de lui dissimuler son expression. Il avait beaucoup de mal à mentir, or désormais il serait obligé de mentir tout le temps, tous les jours, dans ses rapports avec tout le monde.
– J’étais en train de réfléchir, monsieur.
Apparemment, Evan n’avait rien remarqué d’inhabituel.
– On devrait examiner tous les autres cas avant d’essayer d’inculper Lord Shelburne. Vous savez, Joscelin Grey aurait très bien pu avoir d’autres aventures. Voyons du côté des Dawlish : ils ont une fille. Il y a aussi la femme de Fortescue, et Charles Latterly pourrait être marié également.
Monk se figea. Il avait oublié qu’Evan avait vu la lettre de Charles sur le bureau de Grey. Et lui qui s’imaginait allègrement qu’Evan ignorait l’existence des Latterly !
La voix d’Evan, douce et affable, le tira de ses pensées. Le jeune homme paraissait soucieux, sans plus.
– Monsieur ?
– Oui, acquiesça Monk précipitamment.
Il devait se reprendre, avoir l’air cohérent.
– Oui, c’est une bonne idée.
Quelle fourberie que d’envoyer Evan fouiller dans les secrets douloureux des autres à la recherche de l’assassin ! Comment réagirait-il, que penserait-il en découvrant que l’assassin, c’était Monk ?
– Si je commençais par Latterly ? disait Evan. On ne sait pas grand-chose de lui.
– Non !
Evan parut déconcerté.
Monk se ressaisit. Lorsqu’il parla, ce fut d’un ton calme, mais il tournait toujours la tête.
– Non, c’est moi qui vais m’occuper des gens d’ici. Vous, je veux que vous retourniez à Shelburne Hall.
Pour gagner du temps, il fallait éloigner Evan de Londres.
– Tâchez d’en savoir plus auprès des domestiques. Liez-vous d’amitié avec les femmes de chambre. Elles sont de service le matin ; il leur arrive d’observer toutes sortes de choses au moment où les gens se méfient le moins. C’est peut-être quelqu’un d’autre, mais Shelburne reste notre suspect numéro un. Quand on a été cocufié par son propre frère, on lui pardonne bien plus difficilement qu’à un étranger : c’est plus qu’un affront, c’est une trahison… et il est toujours là pour vous le rappeler.
– Vous croyez, monsieur ?
Une note de surprise perçait dans la voix d’Evan.
Oh, Seigneur, il ne pouvait tout de même pas savoir, il ne le soupçonnait pas déjà ! Monk se couvrit de sueur froide qui le laissa tout grelottant.
– N’est-ce pas ce que pense Mr. Runcorn ? s’enquit-il, la voix enrouée à force de vouloir feindre la nonchalance.
Quelle solitude que la sienne ! Il se sentait coupé du reste du monde de par son terrible secret.
– Si, monsieur.
Il savait qu’Evan le regardait, perplexe, anxieux même.
– C’est vrai, mais il peut se tromper. Il voudrait bien que vous arrêtiez Lord Shelburne…
Jamais encore il ne l’avait dit tout haut. Jamais il n’avait montré qu’il connaissait les sentiments ou les intentions de Runcorn. Pris au dépourvu, Monk leva les yeux et le regretta aussitôt : le regard d’Evan, inquiet et terriblement direct, croisa le sien.
– Eh bien, il peut toujours attendre… à moins que je n’aie des preuves, fit Monk lentement. Allez donc à Shelburne Hall et voyez ce que vous pouvez trouver. Mais soyez très prudent, écoutez au lieu de parler. Et surtout, pas d’insinuations.
Evan hésita.
Monk ne dit rien. Il n’avait pas envie de discuter.
Finalement, Evan partit, et Monk s’assit sur son propre siège, fermant les yeux pour ne plus voir la pièce. La chose s’annonçait plus dure qu’il ne l’aurait imaginé. Evan avait cru en lui, lui avait donné son amitié. Or si souvent la désillusion tournait à la pitié, puis à la haine…
Et Beth ? Peut-être que là-haut, dans le Northumberland, elle ne saurait jamais. Il suffirait qu’il trouve quelqu’un pour lui écrire et lui dire simplement qu’il était mort. On ne le ferait certainement pas pour lui, mais s’il expliquait, parlait de ses enfants, alors pour elle peut-être… ?
– Vous dormez, Monk ? Ou bien j’ose espérer que vous êtes en train de réfléchir ?
C’était la voix de Runcorn, lourde d’ironie.
Monk rouvrit les yeux. Il n’avait plus de carrière, plus d’avenir. Mais l’un des rares atouts de sa situation, c’était qu’il n’avait plus à craindre Runcorn. Compte tenu du gouffre qui béait sous ses pieds, Runcorn ne pouvait plus rien contre lui.
– Je réfléchissais, répondit-il froidement. Je préfère réfléchir avant d’affronter un témoin plutôt qu’une fois sur place. Pour éviter les silences incongrus ou, pis encore, des propos inconsidérés dans le seul but de combler les blancs.
– Toujours vos gracieusetés, hein ?
Runcorn haussa les sourcils.
– A mon avis, ce n’est pas bien le moment.
Planté devant Monk, il se balançait légèrement sur ses talons, les mains derrière le dos. Soudain, il brandit une pile de journaux quotidiens déployés en éventail.
– Avez-vous lu la presse ce matin ? Il y a eu un meurtre à Stepney, un homme poignardé en pleine rue. Ils disent qu’il est temps que nous fassions notre travail ou que nous passions la main aux instances plus compétentes.
– Pourquoi se figurent-ils qu’il y a un seul individu à Londres capable de poignarder quelqu’un ? demanda Monk avec amertume.
– Parce qu’ils sont en colère et qu’ils ont peur ! Ils ont été lâchés par ceux-là mêmes qui étaient censés les protéger. Voilà pourquoi.
Runcorn jeta les journaux sur le bureau.
– Ils se moquent de savoir que vous parlez comme un gentleman et utilisez le bon couteau à table, Mr. Monk, mais ils tiennent beaucoup à ce que vous fassiez bien votre travail et débarrassiez les rues des assassins.
– Vous pensez donc que c’est Lord Shelburne qui a poignardé cet homme à Stepney ?
Monk regarda Runcorn droit dans les yeux. C’était un plaisir de détester quelqu’un aussi librement et sans se sentir coupable de lui mentir.
– Bien sûr que non.
Runcorn semblait sur le point d’exploser.
– Mais il serait temps que vous abandonniez vos grands airs et toutes ces urbanités et trouviez le courage d’oublier un instant votre propre carrière pour arrêter Shelburne.
– Vous croyez ? Eh bien, pas moi, car je ne suis absolument pas convaincu de sa culpabilité, rétorqua Monk sans ciller. Si vous, vous en êtes sûr, vous n’avez qu’à l’arrêter vous-même !
– Vous me payerez votre insolence ! cria Runcorn, se penchant vers lui et serrant les poings avec force. Et je m’arrangerai pour que vous n’arriviez jamais à l’échelon supérieur, tant que je serai en poste. Vous m’entendez ?
– Je vous entends très bien.
Monk restait délibérément calme.
– Mais vous n’aviez pas besoin de le préciser, je l’avais compris depuis longtemps… sauf si vous tenez à informer tout le bâtiment ? Vous avez une voix qui porte, vous savez. Quant à moi, vous ne m’apprenez rien. Et maintenant…
Se levant, il passa devant Runcorn pour atteindre la porte.
– Si vous n’avez rien d’autre à dire, j’ai encore plusieurs témoins à interroger.
– Je vous donne jusqu’à la fin de la semaine, beugla Runcorn, rouge brique, derrière lui.
Mais Monk descendait déjà chercher son chapeau et son manteau. Le seul avantage de la catastrophe, c’était qu’elle avait balayé tous les désagréments mineurs.
Le temps d’arriver chez les Latterly, lorsque la femme de chambre l’eut fait entrer, il avait déjà opté pour la seule ligne de conduite susceptible de le mener à la vérité. Runcorn lui avait donné une semaine. Et Evan serait de retour bien avant cette échéance. Monk était un homme aux abois.
Il demanda à voir Imogen, seule. La femme de chambre hésita, mais comme c’était le matin, Charles n’était évidemment pas là ; et de toute façon, en tant que servante, elle n’avait pas le pouvoir de refuser.
Il arpenta nerveusement la pièce, comptant les secondes, jusqu’au moment où il entendit un pas léger et décidé dans le couloir. La porte s’ouvrit. Il fit volte-face. Ce n’était pas Imogen, mais Hester Latterly.
Au début, il éprouva une immense déception, suivie d’une bouffée de soulagement. Il fallait reporter l’entretien : Hester avait été absente au moment des faits. A moins qu’Imogen ne se fût confiée à elle, elle ne pouvait l’aider. Il serait obligé de revenir. Il voulait la vérité, mais en même temps, la redoutait infiniment.
– Bonjour, Mr. Monk, dit-elle avec curiosité. En quoi peut-on vous être utile, cette fois ?
– Vous, malheureusement, ne pouvez m’être d’aucun secours.
Il ne l’aimait pas, mais ce n’était pas une raison pour être désagréable avec elle.
– C’est Mrs. Latterly que j’aimerais voir, puisqu’elle était là au moment de la mort du major Grey. Car vous, vous étiez toujours à l’étranger, si je ne me trompe ?
– En effet. Je regrette, mais Imogen est partie pour la journée et ne rentrera, je le crains, que tard dans la soirée.
Elle fronça imperceptiblement les sourcils. Son regard aigu, pénétrant, gênait Monk. Si Imogen était plus douce et incomparablement moins caustique, Hester possédait une intelligence plus adaptée peut-être à son problème du moment.
– Je vois que quelque chose de grave vous préoccupe, dit-elle sérieusement. Asseyez-vous, je vous prie. Si cela concerne Imogen, je vous serais extrêmement reconnaissante de m’en parler, et je ferai mon possible pour lui éviter de souffrir. Car elle a déjà beaucoup enduré, comme mon frère. Qu’avez-vous découvert, Mr. Monk ?
Il la considéra longuement, scrutant ses grands yeux limpides. C’était une femme d’exception et d’un courage remarquable pour avoir défié les siens et rejoint seule l’une des plus terribles boucheries de l’histoire, et pour avoir risqué sa vie afin de secourir les blessés. Elle ne devait pas avoir beaucoup d’illusions ; cette pensée le réconforta. Il y avait un abîme entre Imogen et lui, un abîme d’horreur, de violence, de souffrance et de haine dont elle n’imaginait même pas l’existence et qui, désormais, collait à Monk comme une ombre, voire comme une seconde peau. Hester, elle, avait vu des hommes dans des situations extrêmes, quand la peur met l’âme à nu et que les langues se délient parce qu’il n’y a plus d’apparences à sauver.
Tout compte fait, ce serait peut-être mieux de lui expliquer.
– J’ai un très gros problème, Miss Latterly, commença-t-il.
C’était plus facile qu’il ne l’aurait cru.
– Je ne vous ai pas dit, ni à vous ni à personne d’autre, toute la vérité au sujet de mon enquête sur la mort du major Grey.
Elle l’écoutait sans interrompre ; étonnamment, elle savait se taire quand il le fallait.
– Je n’ai pas menti, poursuivit-il. Mais j’ai omis l’un des éléments essentiels.
Elle était toute pâle.
– Concernant Imogen ?
– Non ! Non. Tout ce que je sais, je le tiens d’elle… qu’elle connaissait et appréciait Joscelin Grey et qu’il venait les voir en souvenir de son amitié avec votre frère George. Non, cette omission me concerne personnellement.
Il surprit une lueur d’inquiétude dans son regard, mais ne sut pas l’expliquer. Était-ce un réflexe professionnel d’infirmière ou bien avait-elle peur pour Imogen, sachant quelque chose que Monk ignorait ? Mais une fois de plus, elle le laissa parler.
– L’accident que j’ai eu avant de commencer à enquêter sur l’affaire Joscelin Grey s’est doublé d’une grave complication que je n’ai pas mentionnée.
Soudain, il pensa, atterré, qu’elle allait le soupçonner de vouloir se faire plaindre et il sentit son visage s’enflammer.
– J’ai perdu la mémoire, s’empressa-t-il d’ajouter pour dissiper cette impression. Complètement. Quand j’ai repris connaissance à l’hôpital, j’ignorais jusqu’à mon propre nom.
Comme il était loin, ce cauchemar aujourd’hui si minime !
– Quand je me suis suffisamment rétabli pour rentrer chez moi, je me suis retrouvé dans un lieu parfaitement inconnu. Je ne reconnaissais personne ; je ne savais même pas l’âge que j’avais ni à quoi je ressemblais. Quand je me suis vu dans la glace, même là, je ne me suis pas reconnu.
Le visage de Hester exprimait une compassion pure et sincère, sans distanciation ni condescendance. Il ne s’attendait pas à en être aussi ému.
– Je suis profondément navrée, dit-elle tout bas. Maintenant je comprends pourquoi certaines de vos questions semblaient aussi bizarres. Vous avez dû tout réapprendre depuis le début.
– Miss Latterly, je crois que votre belle-sœur est déjà venue me voir pour me demander ou me confier quelque chose – en rapport peut-être avec Joscelin Grey –, mais je ne me rappelle pas quoi. Si elle pouvait me répéter tout ce qu’elle sait de moi, tout ce que j’aurais pu lui dire…
– Et en quoi cela vous aiderait-il dans votre enquête ?
Elle regarda ses mains jointes sur ses genoux.
– D’après vous, Imogen serait mêlée à l’affaire ?
Elle se redressa brusquement, l’air angoissé.
– Vous pensez que Charles aurait pu tuer Joscelin Grey, Mr. Monk ?
– Non… non, je suis persuadé que ce n’est pas lui.
Il était obligé de mentir ; la vérité était inavouable, mais il avait besoin de son aide.
– J’ai retrouvé des vieilles notes à moi, prises avant l’accident, se référant à quelque information importante que je détenais alors, mais que j’ai oubliée. S’il vous plaît, Miss Latterly… demandez-lui de m’aider.
Elle avait pâli légèrement, comme si elle aussi redoutait le dénouement.
– Bien sûr, Mr. Monk. Quand elle rentrera, je lui expliquerai la situation, et si j’ai du nouveau pour vous, j’irai vous trouver. Où pourrait-on se rencontrer pour parler tranquillement ?
Il ne s’était pas trompé : elle avait peur. Elle ne voulait pas que sa famille fût au courant… surtout pas Charles. Il lui sourit avec un humour désabusé dont il perçut le reflet dans ses yeux. Une conspiration absurde les liait ; elle pour protéger les siens dans la mesure du possible, lui pour découvrir la vérité sur lui-même avant qu’Evan ou Runcorn ne se dressent en travers de son chemin. Il devait savoir pourquoi il avait tué Joscelin Grey.
– Envoyez-moi un message, et je vous retrouverai dans Hyde Park, au bord du Serpentine, côté Piccadilly. Personne ne prêtera attention à un homme et une femme qui se promènent ensemble.
– Entendu, Mr. Monk. Je ferai ce que je peux.
– Je vous remercie.
Il se leva et prit congé, et elle suivit des yeux sa haute silhouette, reconnaissable entre toutes, tandis qu’il descendait les marches et s’éloignait dans la rue. Il avait une démarche très particulière, aisée comme celle d’un soldat entraîné à la discipline des longues marches, mais qui n’avait cependant rien de martial.
Lorsqu’il eut disparu de vue, elle se rassit, transie, malheureuse, tout en sachant qu’elle ferait exactement ce qu’il lui demandait. Mieux valait apprendre la vérité tout de suite, plutôt que de la découvrir peu à peu par la force des choses.
Elle se fit servir le dîner dans sa chambre où elle passa une soirée solitaire et misérable. Tant qu’elle n’avait pas entendu Imogen, elle n’avait pas le courage de supporter un long tête-à-tête avec Charles, comme à table par exemple. Car elle avait toutes les chances de se trahir et de leur faire du mal à tous les deux. Enfant, elle s’était crue merveilleusement subtile, capable de toutes sortes de subterfuges. A l’âge de vingt ans, elle l’avait mentionné très sérieusement au cours d’un dîner familial. C’était la seule fois où elle se souvenait d’un accès de fou rire général. George avait éclaté le premier, incapable de retenir son hilarité. L’idée même était très drôle. Car Hester était la dernière personne au monde à savoir cacher ses émotions. Sa joie balayait la maison comme un tourbillon ; sa tristesse la plongeait dans la grisaille.
Il serait pénible et inutile de vouloir tromper Charles maintenant.
Ce fut seulement le lendemain après-midi qu’elle eut enfin l’occasion de parler à Imogen en privé. Absente toute la matinée, Imogen rentra en coup de vent, dans un tournoiement de jupes, déposa un panier de linge sur le banc au pied de l’escalier et ôta son chapeau.
– Franchement, je me demande parfois à quoi elle pense, la femme du pasteur ! s’exclama-t-elle avec rage. Elle s’imagine qu’on peut guérir tous les maux de la terre par un beau sermon sur la bonne conduite, une chemise propre et un pot de bouillon maison. Et Miss Wentworth est totalement incapable d’aider une jeune mère avec une ribambelle d’enfants et pas de bonne.
– Mrs. Addison ? devina Hester.
– La pauvre femme ne sait plus où donner de la tête ! Sept enfants… elle est maigre comme un clou et complètement épuisée. A mon avis, elle doit manger moins qu’un oiseau, avec toutes ces petites bouches affamées qui en redemandent en permanence. Et Miss Wentworth qui a ses vapeurs toutes les cinq minutes ! J’ai passé la moitié de mon temps à la ramasser par terre.
– Moi aussi, j’aurais des vapeurs si je portais un corset aussi serré, observa Hester, goguenarde. Sa femme de chambre doit le lacer avec un pied sur le montant du lit. Pauvre petite. Évidemment, sa mère cherche à la marier avec Sydney Abernathy : il a plein d’argent et un faible pour les créatures évanescentes… ainsi, il a l’impression de dominer.
– Il faut que je lui trouve un sermon adapté sur la vanité.
Sans se préoccuper du panier, Imogen alla au salon et se jeta dans un grand fauteuil.
– Je suis fatiguée et j’ai chaud. Demande à Martha de nous apporter de la citronnade. Tu peux atteindre la sonnette ?
Question oiseuse puisque Hester était encore debout. Distraitement, elle tira sur le cordon.
– Ce n’est pas de la vanité, dit-elle, parlant de Miss Wentworth. C’est un problème de survie. Que va-t-elle devenir si elle ne se marie pas ? Sa mère et ses sœurs lui ont mis en tête que la seule alternative, c’est la honte, la pauvreté et une vieillesse pitoyable et solitaire.
– A ce propos, fit Imogen, se débarrassant de ses bottines. As-tu eu des nouvelles de l’hôpital de Lady Callandra ? Celui que tu veux administrer ?
– Je ne vise pas aussi haut ; j’aimerais seulement un poste d’assistante, rectifia Hester.
– Sottises !
Imogen étira ses pieds avec volupté et s’enfonça un peu plus dans le fauteuil.
– Tu ne demandes qu’à mener tout le personnel à la baguette.
La bonne entra et s’arrêta respectueusement.
– De la citronnade, Martha, s’il vous plaît, ordonna Imogen. Je meurs de chaleur. Quel climat ridicule ! Un jour, c’est le déluge, et le lendemain, on suffoque…
– Bien, madame. Madame désire des sandwiches au concombre avec ?
– Oh oui. Volontiers… merci.
La bonne disparut dans un bruissement de jupons. En attendant son retour, Hester parla de la pluie et du beau temps. Elle n’avait jamais manqué de sujets de conversation avec Imogen ; elles étaient proches comme deux sœurs, plutôt que comme deux parentes par alliance au mode de vie diamétralement opposé. Quand Martha eut apporté les sandwiches et la citronnade, elle aborda enfin le problème qui la préoccupait.
– Imogen, ce policier, Monk, est revenu hier…
Imogen, qui s’apprêtait à prendre un sandwich, suspendit son geste. L’air curieux et vaguement amusé, elle ne semblait guère émue. Mais à l’inverse d’Hester, elle savait très bien cacher ses sentiments.
– Monk ? Que voulait-il cette fois ?
– Qu’est-ce qui te fait sourire ?
– Toi, ma chère. Il t’agace énormément, mais au fond, je crois que tu l’aimes bien. Vous n’êtes pas très différents dans un sens ; vous supportez aussi mal la bêtise et l’injustice et vous n’hésitez pas à bousculer les gens.
– Je n’ai rien à voir avec lui, rétorqua Hester impatiemment. Et ceci n’est pas une plaisanterie.
Une chaleur irritante lui monta au visage. Par moments, elle aurait voulu maîtriser davantage ces artifices féminins qui pour Imogen semblaient tenir d’une seconde nature. Les hommes ne se précipitaient pas pour la protéger comme ils le faisaient avec Imogen ; ils partaient du principe qu’elle était parfaitement capable de s’occuper d’elle-même, compliment dont elle commençait à se lasser.
Imogen mangea son minuscule sandwich.
– Alors tu vas me dire, oui ou non, pourquoi il est venu ?
– Tout à fait.
Hester prit un sandwich à son tour et mordit dedans : il était fin comme du papier, et le concombre était frais et croquant.
– Voilà quelques semaines, il a eu un grave accident, à peu près au moment de la mort de Joscelin Grey.
– Oh… je suis désolée. Il est souffrant ? A le voir, on le croirait complètement rétabli.
– Il a récupéré physiquement, oui.
Devant la soudaine gravité, la mine inquiète d’Imogen, Hester se radoucit.
– Mais il a reçu un coup violent sur la tête et ne se souvient de rien avant son réveil à l’hôpital.
– Rien ? fit Imogen, stupéfaite. Tu veux dire qu’il ne se souvient pas de moi… enfin, de nous ?
– Il ne se souvient pas de lui-même, répondit Hester lugubrement. Il ne savait ni son nom ni son métier. Il n’a pas reconnu son propre visage quand il l’a vu dans la glace.
– Comme c’est extraordinaire… et terrible ! Moi-même, je ne me plais pas toujours, mais se perdre ainsi, totalement… J’imagine mal qu’on puisse se trouver coupé de son passé, de tout ce qu’on a vécu, aimé ou détesté.
– Pourquoi es-tu allée le voir, Imogen ?
– Quoi ? Je veux dire… je te demande pardon ?
– Tu m’as très bien entendue. Quand nous avons vu Monk pour la première fois à St Marylebone, tu es allée lui parler. Tu le connaissais. J’ai pensé sur le moment qu’il te connaissait aussi, mais c’était faux. Il ne connaissait plus personne.
Baissant les yeux, Imogen choisit soigneusement un autre sandwich.
– Charles n’est pas au courant, je présume ?
– C’est une menace ? s’enquit Imogen en la regardant franchement.
– Pas du tout ! riposta Hester, furieuse contre elle-même d’avoir été aussi maladroite, et contre Imogen qui pouvait penser une chose pareille. J’ignorais que j’avais des raisons de te menacer. Je voulais juste dire que, sauf impossibilité absolue, je n’allais pas lui en parler. C’était à propos de Joscelin Grey ?
Imogen s’étrangla avec son sandwich et dut se redresser brusquement pour ne pas étouffer.
– Non, fit-elle quand elle eut repris son souffle. Non, absolument pas. Avec le recul, cela peut paraître idiot, mais sur le moment, j’ai vraiment espéré…
– Espéré quoi ? Pour l’amour du ciel, explique-toi !
Lentement, aidée, houspillée et réconfortée par Hester, Imogen relata par le menu ce qu’elle avait dit à Monk et pourquoi.
Quatre heures plus tard, dans la lueur dorée du soleil couchant, Hester se tenait au bord du lac, regardant les reflets de lumière sur l’eau. Un petit garçon en sarrau bleu passa, portant un bateau sous le bras, en compagnie de sa nurse. Vêtue d’une simple robe de coton, une coiffe en dentelle sur la tête, elle marchait droit comme à la parade. Un musicien de la fanfare la suivit d’un regard admiratif.
Derrière les arbres, deux élégantes remontaient à cheval Rotten Row : leurs montures luisaient ; les harnais tintinnabulaient et les sabots foulaient la terre avec un bruit mat. Les équipages qui brinquebalaient le long de Knightsbridge en direction de Piccadilly, tels des jouets au loin, semblaient appartenir à un autre monde.
Elle entendit le pas de Monk avant de le voir et se retourna alors qu’il arrivait à sa hauteur. Il s’arrêta à un mètre ; leurs yeux se rencontrèrent. Ils n’avaient pas de temps à perdre en politesses. Extérieurement, il paraissait calme – il la regardait posément, sans ciller –, mais elle savait la profondeur du gouffre qui s’ouvrait devant lui.
Elle parla la première.
– Imogen est venue vous voir après la mort de mon père dans l’espoir, précaire, que vous démentiriez la thèse du suicide. La famille était sous le choc. D’abord George, tué à la guerre, puis papa dans ce que la police a eu la bonté de considérer comme un accident, mais qui avait toutes les apparences d’un suicide. Il avait perdu beaucoup d’argent. Imogen s’efforçait de sauver les meubles… par amour pour Charles, et pour ma mère.
Elle s’interrompit un instant, luttant pour recouvrer son calme : la douleur était encore trop vive.
Monk ne bougeait pas, ne disait rien, ce dont elle lui sut gré. Il comprenait manifestement qu’il fallait la laisser parler, si elle voulait arriver au bout de son récit.
Elle reprit lentement sa respiration et poursuivit.
– Pour maman, c’était trop tard. Tout son univers s’était écroulé. La mort de son plus jeune fils, la débâcle financière, le suicide de son mari… elle l’avait perdu, et dans des conditions ignominieuses, qui plus est. Elle est morte dix jours après… elle était brisée, tout simplement…
A nouveau, elle fut obligée de s’arrêter quelques minutes. Sans mot dire, Monk lui prit la main et l’étreignit fermement, avec force. La pression de ses doigts lui fut comme une bouée de sauvetage.
A distance, un chien traversa la pelouse. Un petit garçon courait derrière un cerceau.
– Elle est venue vous voir à l’insu de Charles… il s’y serait opposé. Voilà pourquoi elle ne vous en a pas reparlé ; évidemment, elle ne pouvait savoir que vous aviez oublié. Elle dit que vous l’avez interrogée sur tout ce qui s’était passé avant la mort de papa, et les fois suivantes, vous lui avez posé des questions sur Joscelin Grey. Je vais vous répéter ce qu’elle m’a raconté…
Un couple en tenue de cheval, tiré à quatre épingles, les dépassa au petit galop. Monk lui tenait toujours la main.
– Ma famille a rencontré Joscelin Grey en mars. Jusque-là, ils n’avaient jamais entendu parler de lui, et il est venu les voir tout à fait à l’improviste. C’était un soir. Vous ne l’avez pas connu, mais il avait beaucoup de charme… même moi, je m’en souviens depuis son bref séjour à l’hôpital de Scutari. Il se mettait en quatre pour les autres blessés et, souvent, écrivait des lettres à leur place, quand ils étaient trop mal pour le faire eux-mêmes. Il était souriant, rieur même et plaisantait tout le temps. C’était extraordinaire pour le moral. Bien sûr, sa blessure n’était pas très grave, et il n’avait pas non plus la dysenterie ou le choléra.
Ils se mirent à marcher doucement, côte à côte, pour ne pas se faire remarquer.
Elle repensait à cette époque-là, à l’odeur, à la proximité de la souffrance, à la fatigue permanente, à la pitié. Elle se représenta Joscelin Grey tel qu’elle l’avait vu pour la dernière fois, clopinant dans l’escalier, accompagné d’un caporal, pour gagner le bateau qui allait le rapatrier en Angleterre.
– Il était un peu plus grand que la moyenne, fit-elle tout haut, blond et mince. A mon avis, il boitait toujours… il aurait sûrement boité toute sa vie. Il s’est présenté, leur a dit qu’il était le frère cadet de Lord Shelburne et, naturellement, qu’il avait servi en Crimée avant d’être démobilisé. Il a raconté sa propre histoire, l’hôpital à Scutari, et expliqué que sa blessure l’avait empêché de venir les voir plus tôt.
Se tournant vers Monk, elle lut une interrogation muette dans son regard.
– Il a dit avoir connu George… avant la bataille de l’Alma où George a été tué. Évidemment, toute la famille l’a reçu à bras ouverts. Maman était encore profondément affectée. On a beau savoir qu’un jeune homme qui part à la guerre a des chances de se faire tuer, on n’est en rien prêt à assumer le choc quand ça vous arrive réellement. Papa pleurait son fils, m’a dit Imogen, mais maman avait subi une perte plus grande encore. George était le plus jeune ; elle avait toujours eu un faible pour lui. C’est…
Elle cherchait à capter ses souvenirs d’enfance comme un rayon de soleil dans un jardin clos.
– C’est lui qui ressemblait le plus à papa : il avait le même sourire, la même chevelure, bien qu’il ait été brun comme maman. Il adorait les animaux. C’était un excellent cavalier. C’est donc normal, je suppose, qu’il se soit engagé dans la cavalerie.
« La première fois, ils n’ont pas trop parlé de George à Grey. Ç’aurait été discourtois, comme s’ils n’avaient aucun égard pour sa propre personne. Ils l’ont invité à revenir aussi souvent qu’il le voudrait et que son emploi du temps le lui permettrait…
– C’est ce qu’il a fait ?
Monk ouvrait la bouche pour la première fois. Il avait parlé tout bas, juste pour poser cette simple question, l’air tendu et le regard sombre.
– Oui, plusieurs fois et, au bout d’un moment, papa a jugé convenable de le questionner sur George. Ils avaient reçu des lettres, certes, mais George s’était abstenu d’entrer dans le détail.
Elle sourit avec amertume.
– Tout comme moi d’ailleurs. Je me demande maintenant si nous n’avons pas eu tort. Au moins, j’aurais dû en parler à Charles. Nous vivons dans deux mondes différents à présent, et c’est trop tard : je ne ferais que le perturber inutilement.
Elle regarda derrière Monk un couple qui se promenait dans l’allée bras dessus bras dessous.
– Mais peu importe. Joscelin Grey est revenu ; il est resté dîner, et c’est là qu’il a commencé à évoquer la Crimée. D’après Imogen, il a fait preuve de beaucoup de tact ; il surveillait son langage et, même si maman était bouleversée de découvrir la sordide réalité, il a toujours su respecter la frontière entre la tristesse et l’admiration, et l’horreur pure et simple. Il parlait de batailles, mais sans mentionner les maladies ou la faim. Et il disait tant de bien de George qu’ils en étaient tout fiers.
« Bien sûr, ils l’ont aussi interrogé sur ses propres exploits. Il avait vu la charge de la brigade légère à Balaklava. Il louait le courage extraordinaire des soldats ; jamais on n’avait vu une telle bravoure, un tel sens du devoir. Mais le carnage, disait-il, avait été effroyable parce qu’inutile. Ils avançaient droit sur les canons.
Elle frissonna au souvenir des charretées de morts et de blessés, du labeur nocturne, du désarroi, de tout ce sang. Joscelin Grey avait-il éprouvé aussi violemment ce même sentiment de colère et de pitié ?
– Ils n’avaient aucune chance d’en réchapper, fit-elle si doucement que sa voix se confondit avec le murmure du vent. Cela le rendait furieux. Il a dit des choses terribles, paraît-il, sur Lord Cardigan. C’est à ce moment-là, je crois, qu’il m’aurait été le plus sympathique.
Aussi pénible que lui fût cet aveu, Monk lui-même sympathisait avec Grey. Il avait entendu parler de cette charge suicidaire et, passé le premier frisson d’exaltation, il lui en était resté une rage indescriptible devant l’incompétence monumentale et le gâchis, la fatuité, les jalousies imbéciles qui avaient coûté si cher en vies humaines.
Pour quelle raison, au nom du ciel, avait-il pu haïr Joscelin Grey ?
Elle continuait à parler sans qu’il l’écoute. Tous ces morts, cette souffrance paraissaient l’affecter personnellement. Il eut envie de la toucher, de lui dire simplement, sans paroles, qu’il ressentait la même chose.
Quelle ne serait pas son horreur si elle savait que c’était lui, l’individu qui avait frappé à mort Joscelin Grey dans cet appartement sinistre !
–… mieux ils le connaissaient, disait-elle, plus ils l’appréciaient. Maman attendait ses visites avec impatience ; elle s’y préparait plusieurs jours à l’avance. Dieu merci, elle n’a jamais su ce qui lui est arrivé.
– Poursuivez, fit-il. Ou est-ce tout à son propos ?
– Oh non, répondit-elle en secouant la tête. C’est loin d’être fini. Comme je viens de le dire, tout le monde l’aimait bien, Charles et Imogen y compris. Imogen pouvait l’écouter des heures parler du courage des soldats et de l’hôpital à Scutari, en partie à cause de moi, je pense.
Il songea à cet hôpital militaire… à Florence Nightingale et ses compagnes. Épuisées par le labeur, stigmatisées par la société. La grande majorité des postes étaient occupés par des infirmiers ; les quelques femmes, parmi les plus rudes et les plus costaudes, étaient tout juste bonnes à nettoyer et à sortir les immondices.
Elle s’était remise à parler.
– C’est un mois environ après leur rencontre qu’il a mentionné la montre pour la première fois…
– La montre ?
Il ne savait rien au sujet d’une montre, sinon qu’ils n’en avaient pas trouvé sur le cadavre. Le constable Harrison en avait découvert une dans un mont-de-piété… mais ce n’était pas la bonne.
– Elle était à Joscelin Grey. Une montre en or d’une valeur inestimable : elle lui avait été offerte par son grand-père qui avait combattu avec le duc de Wellington à Waterloo. Elle était cabossée à l’endroit où la balle d’un mousqueton français l’avait touchée, balle qu’elle avait déviée, sauvant ainsi la vie de son grand-père. Le vieil homme la lui avait donnée quand il avait exprimé à son tour le souhait de devenir soldat. C’était comme une sorte de talisman. Joscelin disait qu’il avait senti le pauvre George anxieux la veille de la bataille de l’Alma, une prémonition peut-être, et il lui avait prêté cette montre. Le lendemain, George a été tué ; il n’a donc pas pu la lui rendre. Joscelin n’a pas insisté ; il a dit simplement que si on la leur retournait avec les effets de George, il serait content de la récupérer. Il l’a décrite très minutieusement, jusqu’à l’inscription à l’intérieur.
– Et il l’a récupérée ?
– Non. Ils ne l’avaient pas. Ils ignoraient ce qu’elle était devenue ; elle ne se trouvait pas parmi les affaires personnelles de George que l’armée leur avait renvoyées. Je peux supposer seulement qu’elle a été volée. C’est le crime le plus abject, mais ça arrive. Ils étaient tous terriblement désolés, surtout papa.
– Et Joscelin Grey ?
– Ça l’a peiné, bien sûr, mais d’après Imogen, il a fait de son mieux pour le cacher. Du reste, il n’en a pratiquement plus reparlé.
– Et votre père ?
Elle fixait sans les voir les feuilles qui volaient au vent.
– Il ne pouvait lui rendre cette montre, ni la remplacer, puisque sa valeur sentimentale était bien supérieure à sa valeur en argent. Aussi quand Joscelin Grey a voulu investir dans une affaire, papa s’est cru moralement obligé d’y participer. D’ailleurs, sur le moment, Charles et lui ont trouvé le projet excellent.
– C’était l’entreprise qui a ruiné votre père ?
Hester se rembrunit.
– Oui. Il a perdu une somme considérable, mais pas tout. S’il a mis fin à ses jours – et c’est un fait qu’Imogen accepte maintenant –, c’est parce qu’il avait recommandé l’investissement à ses amis, dont certains ont perdu beaucoup plus. C’était ça, le pire. Bien sûr, Joscelin Grey a souffert aussi. Le coup a été terrible pour lui.
– Et leur amitié a cessé à partir de ce moment-là ?
– Pas tout de suite. C’était la semaine d’après, quand papa s’est tué. Joscelin Grey a envoyé une lettre de condoléances, et Charles lui a répondu pour le remercier et lui dire que dans ces circonstances, il était préférable de ne pas poursuivre leur relation.
– Oui, j’ai vu cette lettre. Grey l’avait gardée… je ne sais pas pourquoi.
– Maman est morte quelques jours plus tard, continua-t-elle tout bas. Elle s’est simplement effondrée et ne s’est plus relevée. Certes, l’heure n’était pas aux mondanités ; ils étaient tous en deuil.
Elle hésita avant d’ajouter :
– Et nous le sommes toujours.
– C’est donc après la mort de votre père qu’Imogen est venue me voir ?
– Oui, mais pas tout de suite. Elle est venue le lendemain de l’enterrement de maman. Je ne vois vraiment pas ce que vous auriez pu faire, mais elle était trop malheureuse pour réfléchir, et comment lui en vouloir ? Elle trouvait la vérité trop pénible à accepter.
Ils firent demi-tour et repartirent dans l’autre sens.
– Elle s’est présentée au poste de police ?
– Oui.
– Et m’a expliqué tout ce que vous venez de me dire là ?
– Oui. Vous l’avez interrogée en détail sur la mort de papa : comment c’est arrivé, à quel moment, qui était dans la maison et ainsi de suite.
– Et je l’ai noté ?
– Oui. Vous avez dit que ce pouvait être un meurtre ou un accident, mais vous en doutiez. Vous avez promis d’ouvrir une enquête.
– Savez-vous ce que j’ai fait ?
– J’ai posé la question à Imogen, mais elle n’en sait rien, sinon que vous n’avez pas trouvé de preuves pour réfuter la thèse du suicide. Vous avez dit que vous continueriez à chercher et que si vous aviez du nouveau, vous la tiendriez au courant. Mais vous ne l’avez pas fait, du moins pas avant qu’on vous ait revu à l’église, deux mois plus tard.
Il était déçu, et il commençait à avoir peur. Il n’y avait toujours aucun lien direct entre Joscelin Grey et lui, aucun mobile de meurtre. Il fit une dernière tentative.
– Et elle ne sait pas dans quelle direction j’ai enquêté ? Je ne lui ai rien dit ?
– Non. Mais j’imagine, d’après les questions que vous lui avez posées sur papa et les affaires, que vous avez dû chercher de ce côté-là.
– Ai-je rencontré Joscelin Grey ?
– Non. Vous avez rencontré un certain Mr. Marner, l’un des principaux actionnaires. Vous avez parlé de lui. Mais à sa connaissance, vous n’avez jamais vu Joscelin Grey. D’ailleurs, lors de votre dernière entrevue, vous avez été clair là-dessus. Grey était victime de la même mésaventure ; pour vous, le responsable, volontairement ou non, c’était Mr. Marner.
Au moins, il tenait là un début de piste.
– Savez-vous où je peux trouver Mr. Marner aujourd’hui ?
– Hélas, non. J’ai demandé à Imogen, mais elle n’avait pas la moindre idée.
– Connaît-elle son prénom ?
Hester secoua la tête.
– Non. Vous l’avez cité très brièvement. Désolée, j’aurais voulu pouvoir vous aider.
– Mais vous m’avez aidé. Je sais maintenant ce que je faisais avant l’accident. C’est déjà un commencement.
C’était un mensonge, mais il n’avait pas le choix.
– Croyez-vous que Joscelin Grey a été tué à cause de cette histoire ? Peut-être s’était-il renseigné sur ce Mr. Marner ?
Son visage s’était assombri, mais elle ne cherchait pas à se dérober.
– Aurait-il découvert qu’il s’agissait d’une escroquerie ?
Une fois de plus, il ne put que mentir.
– Je ne sais pas. Je vais tout recommencer à zéro. Connaissez-vous la nature de cette entreprise ou au moins les noms des amis de votre père qui l’ont financée ? Ils pourraient me fournir les détails.
Elle lui donna plusieurs noms qu’il nota, avec les adresses. Il la remercia, un peu gauchement ; il voulait lui exprimer, sans avoir à le dire pour ne pas les embarrasser tous deux, sa reconnaissance… pour sa sincérité, sa compréhension libre de toute pitié, pour cette trêve momentanée dans les disputes et le jeu relationnel.
Il hésita, cherchant ses mots. D’un geste léger, elle posa la main sur sa manche ; leurs yeux se rencontrèrent. L’espace d’un fol instant, il se prit à rêver d’amitié, d’une intimité plus grande que dans une relation amoureuse, plus saine et plus honnête. Mais cela ne dura guère. Entre lui et le reste du monde, il y avait le cadavre mutilé de Joscelin Grey.
– Merci, dit-il calmement. Votre aide m’a été précieuse. Merci pour votre temps et votre franchise.
Il sourit et la regarda droit dans les yeux.
– Bonne soirée, Miss Latterly.